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Joel Ficet

Le conflit ukrainien et les perceptions de la sécurité alimentaire dans l’Union Européenne



L’invasion de l’Ukraine par la Russie en mars 2022 a frappé de stupeur le monde entier, et poussé l’Union Européenne à revoir un certain nombre de ses priorités. La Politique agricole commune (PAC) est un des secteurs immédiatement impactés : en effet, les craintes concernant la disponibilité de ressources alimentaires font de la relance de la production agricole européenne un enjeu stratégique, quitte à remettre en cause certaines règles environnementalistes durement négociées.


La PAC a accompagné les grandes évolutions de l’action européenne, connaissant notamment depuis deux décennies un tournant « vert ». Une véritable révolution philosophique est ainsi intervenue depuis les années 1960. Le souvenir des privations de la Seconde guerre Mondiale et la volonté de restaurer l’auto-suffisance alimentaire du continent avaient alors inspiré un modèle planificateur, productiviste et protectionniste. Les slogans et instruments de la PAC contemporaine tendent à l’inverse à établir un équilibre entre objectifs quantitatifs (niveau de production) et qualitatifs (hygiène, biodiversité, santé animale, protection des sols et des paysages…) – voire à privilégier ces derniers. Cette transition est passée par plusieurs réformes, qui ont graduellement amené la PAC à harmoniser ses buts avec l’orientation écologique actuelle de l’UE, telle qu’incarnée dans le Green New Deal.


La conciliation est toutefois, on le sait, plus un idéal qu’une réalité. On entend ainsi régulièrement les associations environnementales accuser la PAC de continuer à cautionner l’agriculture intensive et l’usage des pesticides ; à l’inverse, les syndicats agricoles et leurs alliés parmi les Etats-membres et au Parlement maintiennent leur pression pour limiter l’impact des mesures environnementales. Le débat quant aux leçons à tirer du conflit ukrainien n’est que le dernier soubresaut de ces controverses. Un concept a toutefois dominé la réaction européenne, permettant la marginalisation temporaire des considérations environnementales : celui de « sécurité alimentaire » (food security).


On le sait, en politique, les mots comptent. Les discours comme les textes juridiques sont en effet articulés autour de notions-phares souvent ambiguës (égalité, liberté, souveraineté, laïcité…) mais à fort potentiel mobilisateur. Les luttes politiques prennent alors la forme de « stratégies sémantiques », dont la motivation est de « tenter de définir des positions politiques ou sociales et [de] les maintenir ou les imposer par voie de définition »[1]. L’influence des acteurs en présence peut être elle-même mesurée à l’aune de leur capacité à imposer un sens au lexique politique, sens qui viendra se traduire en mesures législatives concrètes. Ces phénomènes linguistiques ont été débattus par de nombreux auteurs, certains ayant mis l’accent sur la dimension symbolique des concepts[2], d’autres sur leur impact émotionnel[3], d’autres encore sur leur emploi dans des récits ou énoncés permettant de légitimer des décisions publiques[4].


Dans cette perspective, il convient pour analyser cette phase politique revenir sur les significations qui ont été données par divers acteurs à la notion devenue omniprésente dans le secteur agricole de sécurité alimentaire. Plus particulièrement, il faut expliquer comment elle a été redéfinie comme concurrente ou alternative au concept préalablement dominant d’alimentation durable (food sustainability).


La montée en puissance du concept de sécurité alimentaire : jalons chronologiques


Un retour sur la chronologie des évènements est toutefois en premier lieu nécessaire. Le 24 février 2022, les troupes russes lancent une offensive terrestre contre l’Ukraine, et font le blocus des ports du pays sur la Mer Noire. L’attaque soulève l’indignation de l’UE, mais aussi de nombreuses inquiétudes sur le plan des approvisionnements agricoles. En effet, 11% de la production mondiale de blé vient d’Ukraine, 20% de Russie. Ces pays sont par ailleurs des fournisseurs essentiels pour l’Union ; par exemple, 57% du maïs importé par l’Union vient d’Ukraine. L’alimentation est donc à la première page de l’agenda européen de réaction à l’invasion.


Les syndicats agricoles sont parmi les premiers en ligne pour réclamer une reconsidération des objectifs de la PAC, mettant l’argument de la sécurité alimentaire au cœur de leur plaidoirie. Par exemple, le European Council of Young Farmers (CEJA), un des lobbies historiques de la profession, émet le 25 février un communiqué intitulé « Conflict in Ukraine: urgent actions needed to safeguard food security ».


Le concept est également rapidement repris par les Etats-membres et les institutions de l’Union. Le 2 mars 2022, une réunion informelle des ministres de l’agriculture des Etats-membres se tient par vidéoconférence pour débattre de la crise. Pour ce faire, les ministres envisagent d’ores et déjà des mesures de soutien à la production, notamment en réduisant les surfaces de jachère requises par la PAC.


Ils décident également de déployer le « Mécanisme européen de préparation et de réaction aux crises de sécurité alimentaire » (EFSCM), une procédure de monitoring et de coordination mise en place peu de temps auparavant en réponse à la pandémie du COVID-19. Le groupe d’experts associé à ce Mécanisme (composé de représentants de la Commission, des Etats-membres et d’une trentaine d’organisations liées à la chaîne alimentaire, principalement des lobbies fermiers ou agro-alimentaires) se réunit pour la première fois le 9 mars 2022. A cette occasion, huit Etats-membres prennent la parole pour exprimer leur inquiétude quant à la sécurité alimentaire, particulièrement pour les pays méditerranéens, importateurs de grain ukrainien. Les minutes de la réunion laissent entendre que la plupart ces pays, ainsi qu’un certain nombre de stakeholders, sont également en faveur de la réduction des jachères, mais hostiles aux mesures de restriction des exportations telles que celles que souhaite édicter la Hongrie sur son propre territoire[5].


Le sujet est également naturellement inscrit quelques jours plus tard à l’ordre du jour du Conseil Européen de Versailles (10-11 mars 2022), réuni pour réagir à l’aggression russe, et dont la Déclaration conclusive énonce : « Nous améliorerons notre sécurité alimentaire en réduisant notre dépendance aux importations des principaux produits et intrants agricoles, en particulier en augmentant la production de protéines végétales au sein de l'UE. Nous invitons la Commission à présenter des options visant à remédier à la hausse des prix des denrées alimentaires et à répondre à la question de la sécurité alimentaire mondiale, et ce dès que possible »[6].


La Commission émet en conséquence à son tour une analyse de la situation et un ensemble de propositions, au travers d’une Communication intitulée « Préserver la sécurité alimentaire et renforcer les systèmes alimentaires », publiée le 23 mars 2022[7]. Bien que nuancée quant à l’ampleur des risques (elle énonce d’emblée que « l’approvisionnement alimentaire n’est pas en danger dans l’UE aujourd’hui »), la Commission obtempère à la demande du Conseil Européen en proposant d’autoriser les Etats-membres à « déroger à certaines obligations en matière de verdissement », et ce en vue d’augmenter les surfaces cultivables. Toutefois, ajoute le document, priorité devra être donnée aux cultures destinées à l’alimentation humaine, les céréales au premier plan. Le même jour est adopté par la Commission un « règlement d’exécution » introduisant une liste d’exemptions au cadre législatif actuel de la Politique Agricole Commune pour l’année 2022 ; celles-ci seront confirmées et prolongées par un second règlement, publié le 27 juillet 2022.


Même le Parlement, généralement grand défenseur de l’environnement, cautionne les dérogations et consacre deux résolutions à la question de la sécurité alimentaire : l’une, en date du 24 mars 2022, appelle à une action urgente pour assurer la sécurité alimentaire à l’intérieur et à l’extérieur de l’Union, et approuve les mesures de la Commission ; l’autre, adoptée le 6 juillet 2022, porte sur la sécurité alimentaire dans les pays en développement au regard de la situation ukrainienne. Il semble donc que tous les acteurs de la PAC, hormis les groupes environnementaux, se soient appropriés le mot d’ordre de sécurité alimentaire.


Sécurité alimentaire vs. environnement


Ces exemptions sont-elles significatives ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord savoir qu’un des volets principaux de la PAC est le soutien au revenu des agriculteurs, au moyen de ce que les textes appellent des « paiements directs ». Ces subsides ont plusieurs composantes, dont un paiement « de base », proportionnel à la taille des exploitations, mais aussi, à hauteur de 30% du total, un paiement « vert » incitant les agriculteurs à préserver la biodiversité, éviter la pollution des eaux, protéger les sols et les paysages, veiller au bien-être animal, etc. Pour obtenir l’entièreté de leurs subsides, ils doivent donc mettre en œuvre un ensemble de « bonnes pratiques » écologiques, les « Good Agricultural Environmental Conditions » (GAECs).


Le règlement d’exécution de la Commission de mars 2022, à cet égard, autorise les Etats-membres à suspendre l’application de deux de ces critères : la GAEC7 et le premier requis de la GAEC8. La GAEC7 impose la rotation des cultures aux fermes de plus de 10 ha. La GAEC8, pour sa part, établit que 4% de la surface de culture doit être laissée en jachère pour maintenir la richesse de l’écosystème. De telles dérogations entravent donc clairement les politiques de protection de la biodiversité et des sols. Pourtant, l’autorisation offerte par la Commission est largement utilisée : seuls deux Etats-membres (le Danemark et l’Irlande) s’abstiendront d’en faire usage.


Les organisations agricoles, ainsi que certains Etats-membres, réclament aujourd’hui une deuxième prolongation pour 2024. Pourtant, aucune évaluation globale de l’efficacité de ces mesures n’a été réalisée. Dès mai 2022, un groupe de 660 scientifiques signait une « Déclaration de Potsdam » affirmant que les avantages immédiats de la mesure seraient négligeables, mais que l’atteinte à la biodiversité aurait des effets négatifs de long terme sur la production agricole[8]. Une étude publiée par plusieurs groupes environnementaux en mai 2023, s’appuyant sur le cas de l’Autriche, suggère que les jachères remises en exploitation après l’entrée en vigueur des dérogations ont été principalement dédiées à l’alimentation animale[9]. Selon ce rapport, en Autriche, 72% des terres libérées auraient été consacrées à la culture du maïs ou du soja, non de céréales. La Commission s’est finalement opposée au renouvellement, invoquant d’ailleurs d’autres raisons : le manque de base juridique pour maintenir une telle exception à la législation de la PAC d’une part, la stabilisation des prix et des approvisionnements au niveau mondial de l’autre[10].


La nouvelle rhétorique de la sécurité alimentaire


Les quelques citations plus haut illustrent le fait que la norme de sécurité alimentaire est soudain devenue un concept essentiel de la PAC. Une des raisons qui permet ce consensus, toutefois, est que la notion n’est pas nouvelle dans les documents européens. Elle a d’autant plus d’efficacité rhétorique qu’elle est déjà une valeur reconnue par l’Union, ainsi qu’une catégorie d’action publique à laquelle sont associés des textes et des procédures.


La notion a ses origines dans les travaux des organisations internationales telles que la FAO ou la Banque Mondiale, et était initialement associée à la lutte contre les famines ainsi qu’aux politiques de développement. La définition aujourd’hui retenue de celle-ci date du Sommet Mondial pour l’Alimentation de 1996 : « La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ». Elle recouvre donc la question de la disponibilité de la nourriture, mais aussi celle de sa qualité ; elle se distingue cependant de notions telles que l’autosuffisance ou la souveraineté alimentaire, qui relèvent de priorités politiques.


Le concept trouve par la suite place dans la législation européenne, mais perd ce faisant sa dimension quantitative pour se focaliser sur le qualitatif, et plus particulièrement sur les aspects sanitaires. Selon la page de l’UE consacrée à la sécurité alimentaire, la notion s’applique à quatre domaines : l’hygiène alimentaire, la santé animale, la santé des végétaux et la surveillance des contaminations[11]. Cette évolution sémantique reflète les missions de l’Union, notamment en matière de protection des consommateurs et d’harmonisation des standards pour tous les produits (y compris agroalimentaires) qui circulent dans le Marché Unique. Interprétée ainsi, la notion de sécurité alimentaire apparait, non concurrente, mais complémentaire à celle d’alimentation durable.


Une évolution se fait toutefois jour avec la pandémie du COVID 19. Une section sur la sécurité alimentaire, soulignant l’importance du maintien de l’offre alimentaire en temps de crise, est ainsi insérée en mai 2020 dans la Stratégie Farm2Fork, qui, dans le prolongement du Green Deal, se donne pour mission d’établir un système alimentaire « équitable, sain et écologique ». Cette section, qui souligne l’importance du maintien de l’offre alimentaire en cas de crise, sonne comme une concession. En effet, Farm2Fork énonce des objectifs ambitieux en matière d’agriculture biologique, de réduction de l’usage des pesticides et d’engrais chimiques ou encore d’antibiotiques pour animaux ; diverses études suggèrent que respecter ces objectifs aboutirait à une réduction significative des surfaces cultivées et de la production agricole au sein de l’UE[12]. A cet égard, l’affirmation dans le document de l’impératif de sécurité alimentaire semble introduire une exception à son objectif général, plus qualitatif. Bien que le texte semble surtout viser l’approvisionnement des pays en développement, le raisonnement est parallèle à celui qui sera employé en février 2022 pour légitimer les dérogations aux GAECs. On comprend ainsi que le concept ait été immédiatement mobilisé par les syndicats fermiers, puis par les acteurs institutionnels.


Ce réemploi n’était toutefois possible qu’après travail discret mais efficace de redéfinition du concept, que révèle la consultation attentive des prises de position des protagonistes. Trois glissements sémantiques, en particulier, sont décelables : une transition du domaine d’application de la notion à l’espace européen ; le retour à une appréciation quantitative de la sécurité alimentaire ; une articulation du débat à une rhétorique de guerre et d’exception.


Un recentrage sur la sécurité alimentaire de l’Union


Bien évidemment, les leaders de l’Union continuent comme par le passé à se préoccuper des pénuries alimentaires globales et de leurs conséquences géopolitiques. Mais ce qui vient désormais au premier plan des délibérations, ce sont les conséquences de la crise pour les producteurs et les consommateurs européens. On s’inquiète en effet non seulement de de la disponibilité des produits alimentaires mais également de l’inflation, déjà accrue par la pandémie. Dans sa communication du 23 mars 2022, la Commission exprime bien que le fond du problème est le pouvoir d’achat des citoyens : « La disponibilité des denrées alimentaires n’est pas en danger dans l’Union européenne. En revanche, le coût abordable de ces dernières est en jeu pour les personnes à faible revenu »[13]. Ce recentrage sur l’Europe, continent riche, amène donc à associer la question du coût de la vie dans le champ sémantique de la sécurité alimentaire.


Ce déplacement géographique des perceptions de la sécurité alimentaire est reflété par les débats du groupe d’experts de l’EFSCM, chargé de conseiller les institutions européennes notamment sur les orientations de la PAC en temps de crise. En effet, les compétences du groupe ne s’étendant pas aux relations extérieures de l’Union, ses travaux portent exclusivement sur la dimension interne du problème ; il agit donc comme un vecteur d’européanisation de l’enjeu de la sécurité alimentaire, en découplant celle-ci des politiques de développement auxquelles elle était traditionnellement associée. Ce biais est renforcé par le fait que les lobbies qui y participent sont en leur grande majorité des représentants des fermiers ou des industriels de l’UE, dont l’horizon est le marché unique. Les associations environnementales ou humanitaires, qui portent une image plus globale de la question, n’y sont pas conviées.


Une réinterprétation quantitative de la sécurité alimentaire


Le deuxième glissement sémantique est le retour à une vision quantitative de la sécurité alimentaire. On l’a dit, la législation européenne tendait à traiter la sécurité alimentaire comme une affaire de qualité sanitaire. Or, le conflit rend vie à une conception très productiviste de l’agriculture, dont l’objectif serait simplement d’accroître l’offre de biens alimentaires. Pour les syndicats agricoles, de fait, la crise est l’occasion de promouvoir le productivisme et retraduire leurs critiques contre le tournant environnemental de la PAC en un message d’intérêt général. Ainsi, un communiqué de la FNSEA en date du 2 mars 2022 tire, quelques jours après l’invasion, des conclusions qui ressemblent beaucoup à ses doléances antérieures : « Cette situation met en exergue ce que la FNSEA dénonce fortement depuis son manifeste de mai 2020, le déficit de souveraineté alimentaire de l’Union Européenne et de la France (…) En premier lieu, la logique de décroissance souhaitée par la stratégie européenne ‘Farm to Fork’ doit être profondément remise en question. Il faut au contraire produire plus sur notre territoire, produire durablement mais produire. En second lieu, l’obligation dans la future PAC de consacrer 4% à des surfaces dites ‘non productives’ doit immédiatement être remise en question »[14]. Cette rhétorique évoque bien un retour aux origines de la PAC, quand la Communauté européenne, soucieuse d’auto-suffisance alimentaire, stimulait la production à marche forcée par le contrôle des prix, le protectionnisme et les aides à l’exportation. Les positions actuelles des syndicats agricoles sont peut-être inspirées par le souvenir de cet âge d’or de l’agriculture intensive, particulièrement confortable pour les exploitants alors protégés de la compétition internationale….


Quoi qu’il en soit, cette vision de la sécurité alimentaire trouve écho auprès des acteurs institutionnels. Le même jour que le communiqué de la FNSEA, les ministres européens de l’Agriculture, réunis par vidéoconférence, tombent d’accord pour « garantir et libérer la capacité de production européenne en 2022 »[15]. Au passage, la présidence tournante française reprend à son compte le mot d’ordre de la FNSEA de « souveraineté alimentaire » qui, bien qu’il ne soit pas utilisé par la suite par les textes européens, traduit bien l’objectif sous-jacent d’autosuffisance alimentaire.


La Commission et le Parlement, généralement très engagés pour le « verdissement » de la PAC, se rallient à cette approche. La communication de la Commission du 23 mars 2022 est certes plus axée sur les pénuries hors de l’Union, en particulier concernant le blé, mais établit bien que le principal outil d’intervention de l’Europe est sa capacité de production : « Il est fondamental d’un point de vue géostratégique que l’Union contribue à combler l’écart de production afin de compenser la pénurie mondiale de blé attendue », ce qui l’amène à renverser sa position sur la surface de terres exploitées dans l’Union, puisque, selon le document, « la réponse de l’Union en matière d’approvisionnement est limitée par la disponibilité de terres fertiles »[16].


A cet égard, on peut considérer que cette conjoncture est l’occasion pour les syndicats agricoles et leurs proches au Conseil et au Parlement de battre en brèche le récit avancé par les groupes environnementaux, qui proposent une relation de causalité différente : c’est selon ces derniers le respect de la biodiversité qui, sur le long terme, garantit la pérennité de la production et donc la sécurité alimentaire. L’état de guerre n’est toutefois pas un terreau favorable pour les réflexions de long terme : dans les premières semaines suivant l’invasion, c’est la généralisation d’un discours de l’urgence (le Parlement n’appelle-t-il pas ainsi à un « plan d'action d'urgence de l'UE afin d'assurer la sécurité alimentaire à l'intérieur et à l'extérieur de l'UE » ?) qui met à l’agenda une mesure de court terme : la remise en culture des jachères écologiques pour augmenter la production.


Une rhétorique de la guerre et de l’exception


Ceci nous amène au troisième changement sémantique, le plus frappant : l’inscription du concept de sécurité alimentaire dans une rhétorique de guerre et d’exception. La sécurité alimentaire ne relève pas seulement dans cette perspective du domaine sanitaire ou économique, mais constitue une nécessité stratégique. A nouveau, les syndicats agricoles sont parmi les premiers à déployer cette tactique sémantique, comme l’illustre la conclusion du communiqué susmentionné de la FNSEA : « La Russie veut utiliser l’arme alimentaire, munissons-nous d’un bouclier alimentaire ! ». Et à nouveau, les acteurs institutionnels sont sur la même longueur d’onde.


Ainsi, à l’issue du Sommet Européen réuni à Versailles le 11 mars 2022, les produits alimentaires sont listés par les leaders des Etats-membres comme une des « dépendances stratégiques » à réduire pour restaurer la souveraineté européenne, aux côtés de l’énergie[17]. Mais l’un des textes les plus éloquent en la matière est la résolution du Parlement du 24 mars 2022 : « l’Union doit non seulement devenir plus indépendante dans des domaines stratégiques tels que la défense ou l’approvisionnement énergétique, mais également pouvoir assurer la sécurité alimentaire en tout temps en augmentant sa résilience dans des secteurs de forte dépendance aux importations (…) La crise ukrainienne prouve une nouvelle fois que la sécurité alimentaire ne peut être considérée comme acquise (…) La production alimentaire européenne devrait être considérée comme un secteur stratégique »[18].


Ainsi, la sécurité alimentaire devient une question de sécurité, tout court. Il s’agit là de ce que les analystes des relations internationales nomment une entreprise de « sécuritisation », à savoir la transformation par un acte de langage d’un enjeu de politique « normale » en menace existentielle[19]. Les motivations de ce travail discursif sont transparentes : justifier la suspension de principes d’action hautement légitimes (telle la protection de la biodiversité) et des règles qui en découlent.


Et en effet, à l’issue de cette phase critique, la réinterprétation opérée du concept de sécurité alimentaire le positionne en concurrent de celui d’alimentation durable comme clé de voûte de la PAC. C’est bien ainsi que l’ont entendu les organisations agricoles et tous ceux qui, au sein des institutions européennes, ont pensé que l’Europe était en danger de pénurie ou, plus simplement, que la hausse des prix éroderait le soutien des citoyens de l’UE à l’Ukraine. La capacité mobilisatrice de la notion dépend toutefois de ce contexte on ne peut plus exceptionnel. Le groupe d’Etats-membres qui continue à le brandir comme étendard pour réclamer la prolongation des dérogations aux GAECs n’obtiendra ainsi probablement pas satisfaction.


Pour autant, cette expansion sémantique du concept de sécurité alimentaire laissera des traces tant dans les esprits que dans les textes européens. Le fait que ce travail de traduction ait déjà été opéré une fois avec succès facilitera probablement la remobilisation du concept à des fins similaires, lors d’une prochaine crise.


[1] Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Editions de l’EHESS, 1990, p. 104. [2] Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard, 2001. [3] Murray Edelman, Words that succeed and policies that fail, New York, Academic Press, 1977. [4] Frank Fischer, Reframing Public Policy: Discursive Politics and Deliberative Practices, Oxford University Press, 2003; Philippe Zittoun, La fabrique politique des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences-Po, 2013. [5] Meeting of the Expert Group on the European Food Security Crisis preparedness and Response Mechanism (EFSCM), 9 March 2022, AGRI.E.1/IB/pm (2022) 2005329, file:///C:/Users/ricci/Downloads/2022-03-09-Minutes%20Grex%20EFSCM1.docx-1.pdf [6] https://www.consilium.europa.eu/media/54777/20220311-versailles-declaration-fr.pdf [7] Commission, “Préserver la sécurité alimentaire et renforcer les systèmes alimentaires », 23 mars 2022, COM(2022) 133 final https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:5391557a-aaa2-11ec-83e1-01aa75ed71a1.0001.02/DOC_3&format=PDF [8] https://www.cell.com/one-earth/fulltext/S2590-3322(22)00205-6#%20 [9] https://corporateeurope.org/sites/default/files/2023-05/230523_MediaBriefing_EFA-derogations_EN.pdf [10]Euractiv, “Commissioner: EU plans not to exempt farmers from green measures for 2024”, 1 septembre 2023, https://www.euractiv.com/section/agriculture-food/news/commissioner-eu-plans-not-to-exempt-farmers-from-green-measures-for-2024/ [11] https://european-union.europa.eu/priorities-and-actions/actions-topic/food-safety_fr [12] https://www.ifrap.org/agriculture-et-energie/farm-fork-vers-une-baisse-de-la-production-agricole-europeenne-de-10-20 [13] Commission, “Préserver la sécurité alimentaire et renforcer les systèmes alimentaires », 23 mars 2022, COM(2022) 133 final, p. 6. [14] https://www.fnsea.fr/wp-content/uploads/2022/03/2022-03-02-UKRAINE-CP-FNSEA-Consequences-de-la-Guerre-en-Ukraine.pdf [15] https://www.consilium.europa.eu/fr/meetings/agrifish/2022/03/02/ [16] Commission, “Préserver la sécurité alimentaire et renforcer les systèmes alimentaires », 23 mars 2022, COM(2022) 133 final, p. 4. [17] https://www.consilium.europa.eu/fr/meetings/european-council/2022/03/10-11/ [18] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52022IP0099 p. 4 [19] Buzan Barry, Ole Wæver et Jaap de Wilde, Security: A New Framework for Analysis, Boulder, Lynne Rienner, 1998.

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