La renonciation de l'UE à imposer une interdiction complète de la vente des véhicules thermiques après 2035 montre que le "Green Deal" européen continue à subordonner la lutte climatique à la croissance économique.
Rédigé sous l’égide de la présidente de la Commission et adopté par les Etats-membres en décembre 2019, le European Green Deal (en français le « pacte vert ») a pour objet de faire de la protection de l’environnement une priorité dans tous les domaines d’intervention de l’UE ou, selon ses propres termes, « de placer la durabilité et le bien-être des citoyens au cœur de la politique économique et les objectifs de développement durable au centre de l’élaboration des politiques et de l’action de l’UE »[1]. Il prend la forme d’un programme-parapluie annonçant des mesures dans les domaines de l’énergie, de la pollution industrielle, de la biodiversité, de la construction immobilière, de l’agriculture, de la gestion forestière, de l’économie circulaire, etc. Son objectif-phare : réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre de l’Europe d'au moins 55% d'ici à 2030 par rapport aux niveaux de 1990. Ultimement, l’ambition du plan est d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Le document a également une dimension internationale, annonçant la mise en place d’une « diplomatie du pacte vert » censée permettre à l’Union de devenir « chef de file mondial » du combat climatique grâce à l’exemplarité de ses réformes.
Cet engagement de principe commence à se concrétiser lors le dévoilement en juillet 2021 d’une série de propositions législatives de la Commission, regroupées sous le label « Fit for 55 », qui seront approuvées par les ministres européens de l’environnement en juin 2022. Et la première mesure prévue au calendrier, très emblématique, est l’interdiction de la vente des véhicules à moteurs thermiques à partir de 2035. En apparence, il ne reste à ce stade qu’à finaliser le processus législatif par un vote formel du Parlement et du Conseil des Ministres, qui semble acquis[2].
Toutefois, le 5 mars 2023, le gouvernement allemand remet en cause son adhésion à l’interdiction des véhicules thermiques et demande que la législation inclue une exception pour les véhicules fonctionnant uniquement aux e-carburants, à savoir des alternatives synthétiques supposées « vertes » aux carburants fossiles, produites à partir de dioxyde de carbone prélevé dans l’air ou générés par l’industrie, au moyen d’énergies renouvelables. Cette exception permettrait de maintenir la filière de la combustion thermique après 2035 et serait favorable aux constructeurs allemands, moins engagés la transition vers l’électrique[3]. La majorité des Etats-membres ainsi que le Parlement se déclarent immédiatement hostiles à toute renégociation, mais il est difficile de dire « non » à la première économie du continent. Ainsi, le 25 mars, le Vice-Président de la Commission Frans Timmermans annonce la conclusion d’un accord, qui tient plus de la concession que du compromis : une nouvelle catégorie de véhicules autorisés à consommer des e-carburants après 2035 devrait effectivement être officiellement instituée d’ici à l’automne 2024 – à moins peut-être d’un coup d’éclat du Parlement.
Un compromis discursif entre croissance et durabilité
Cette controverse, qu’elle qu’en soit l’issue ultime, illustre une contradiction plus large au cœur du Green Deal. Pour le comprendre, il faut prendre la mesure de ce qu’est ce document, qui formule une vision générale destinée à inspirer l’action européenne dans les années à venir. Son objet principal n’est pas d’ordre juridique : il n’a pas de valeur contraignante, ne présente pas de texte de directive ou d’alternatives concrètes, n’alloue pas de budget, etc. Plutôt, il vient mettre en cohérence intellectuelle un ensemble d’initiatives en les inscrivant dans un discours commun. Le texte enserre en effet des propositions relevant pour beaucoup de secteurs d’intervention anciens de l’UE (agriculture, industrie, gestion des ressources maritimes…) dans un réseau de notions opérant une connexion entre objectifs traditionnels de développement économique et nouvelles exigences environnementales, telles que promues notamment par l’ONU. La Commission y présente donc un compromis discursif où la croissance économique, poursuivie par les Etats-membres, apparaît indissociable du progrès écologique. Sa rédaction illustre un constat fait par les tenants de l’analyse dite « argumentative » des politiques publiques : l’élaboration de ces dernières ne relèvent pas tant d’une interprétation rationnelle des causes et solutions de problèmes définis objectivement que d’un travail de délibération et persuasion visant, d’une part, à concilier les perceptions et valeurs contradictoires de parties prenantes hétérogènes, d’autre part, à générer des consensus permettant la décision[4].
Cette entreprise mène toutefois à certaines acrobaties rhétoriques. Le document fonctionne comme un enchevêtrement conceptuel ou l’évocation des principes proprement écologiques est constamment modulée par le rappel d’impératifs économiques – d’où notamment la place prise par la formule de formules « croissance durable » Une analyse sociolinguistique de l’emploi de la notion de durabilité (sustainability) dans le pacte vert, menée par deux chercheuses tchèques, Eva Eckert et Oleksandra Kovalevska, montre ainsi que celle-ci est systématiquement reliée à des termes associés au monde de l’entreprise tels que modernisation, efficience, transformation, transition et compétitivité[5]. Le texte est ainsi parsemé de rappels de la capacité de l’économie verte à créer des emplois ou de renforcer les parts de marché des Etats-membres au niveau international, et indique que « le secteur privé sera déterminant pour financer la transition écologique ». De même, l’UE entend établir « un système financier international cohérent qui soutienne les solutions durables », « faire en sorte que la fiscalité soit alignée sur les objectifs climatiques », stimuler « les investissements publics et privés durables », etc.
Par ailleurs, le texte conditionne le succès du Green Deal au progrès technologique, censé apporté une réponse ex machina à la quadrature du cercle climatique : « Les nouvelles technologies, les solutions durables et l’innovation de rupture sont essentielles pour atteindre les objectifs du pacte vert pour l’Europe ». La lecture complète du texte donne ainsi un sentiment de juxtaposition lexicale permanente entre slogans environnementalistes d’une part, buzzwords du secteur des start-ups de l’autre. L’emploi omniprésent et quasi incantatoire des épithètes « durable » (« solutions durables », « gestion durable des ressources », « transition vers une Europe durable », « produits et services durables », « décisions durables »…), « intelligent » (« villes intelligentes », « mobilité intelligente », « réseaux électriques intelligents »…) ou encore « inclusif » (« transition inclusive », « croissance inclusive ») l’illustre parfaitement, surtout lorsque, par un sursaut de créativité linguistique, la Commission en vient à parler de « modèle durable de croissance inclusive » ou de « transition vers une mobilité durable et intelligente ». L’usage généralisé de ces collages conceptuels a un objectif simple : démontrer l’évidence du lien entre durabilité et lutte contre le changement climatique d’une part, croissance et emploi de l’autre. L’acceptation de de cette évidence par les gouvernements et les opinions publiques est en effet une étape nécessaire avant l’adoption et la mise en œuvre des ambitieuses réformes réclamées par les spécialistes du climat.
Le pacte vert au risque du greenwashing
Or, cette évidence n’a rien… d’évident. L’appui à la croissance, même si elle est qualifiée de « durable », implique en effet un usage accru de ressources (y compris en hydrocarbures) que ne compenseront pas automatiquement la circularisation de l’économie ou les investissements dans les énergies renouvelables[6]. Un regard critique peut ainsi amener à questionner la portée révolutionnaire que la Commission attribue au Green Deal : n’est-il pas plutôt un projet conservateur, qui permet la perpétuation d’un paradigme économique productiviste en dépit de l’urgence environnementale ? C’est ce risque de greenwashing que vient souligner la controverse actuelle sur l’interdiction des moteurs thermiques : les constructeurs allemands ne se prévalent-ils d’une solution technologique « durable » (les e-carburants) pour prévenir une révolution industrielle écologiquement nécessaires mais coûteuse ? Ils ne sont du reste pas les seuls à jouer du greenwashing : le gouvernement français, hostile aux demandes allemandes, cherche simultanément à faire reconnaître par l’Union la contribution du secteur nucléaire dans la lutte contre le changement climatique…
Le Green Deal ne soit à cet égard ni encensé ni sous-estimé : consacrant l’existence d’un « consensus mou » autour des mots d’ordre environnementaux, il offre un socle discursif utile à la prise en compte des risques écologiques par toutes les parties prenantes à la gouvernance européenne (Etats-membres, Commission, Parlement, lobbies…) ; toutefois, son incapacité à remettre en cause le principe de croissance rend ces ambitions fragiles face à toute revendication parée de la notion polysémique de durabilité.
[1] Commission Européenne, Le pacte vert pour l’Europe, 11 décembre 2019, COM(2019) 640. [2] Parlement Européen, Deal confirms zero-emissions target for new cars and vans in 2035, Press release, 27 octobre 2022. [3] Euractiv, Anger at Germany as vote to finalise combustion engine ban is delayed, 3 mars 2023. [4] Frank Fischer, John Forester (dir.), The Argumentative Turn in Policy Analysis and Planning., 1993, Durham, Duke University Press. [5] Eva Eckert, Oleksandra Kovalevska, “Sustainability in the European Union: Analyzing the Discourse of the European Green Deal”, Journal of Risk and Financial Management, 2021, n° 14. [6] Marinus Ossewaarde, Roshnee Ossewaarde-Lowtoo, “The EU’s Green Deal: A Third Alternative to Green Growth and Degrowth?”, Sustainability, 2020, n° 12.
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