Dans un précédent post, je discutais de la fabrication des euromythes, en soulignant notamment les motivations politiques des tabloïds qui le diffusent. En effet, sans surprise, le discours général des titres de Rupert Murdoch ou Richard Desmond est ancré dans un substrat idéologique bien particulier, ultralibéral, réactionnaire, nationaliste et anti-élitiste. On retrouve donc dans les attaques des tabloïds contre l’Europe les lieux communs du populisme conservateur tels que la détestation de la régulation, le mépris des bureaucrates, l’exaltation du sens commun, la défense des coutumes nationales, le refus de l’immigration et du multiculturalisme, la promotion des valeurs familiales, etc. Ainsi, les euromythes servent autant à mettre en scène une certaine identité éternelle du peuple britannique qu’à dépeindre l’Union européenne comme une entité absurde et oppressive. C’est à ce double portrait en miroir que je consacre ce deuxième post sur les rumeurs eurosceptiques.
Folie régulatrice européenne, « common sense » britannique
Le trait qui ressort en premier de la lecture des euromythes est leur aversion obsessionnelle pour la législation européenne. La plupart d’entre eux s’en prennent aux textes à portée économique de l’Union, et c’est d’ailleurs assez logique : la mission primordiale des institutions européennes, depuis 1958, est la construction d’un marché unique, dont une des conditions principales est l’harmonisation des standards nationaux sur les produits agricoles et industriels, les services, les diplômes, etc. La conséquence en est une profusion de directives tatillonnes, issues de compromis alambiqués entre pays aux intérêts économiques divergents, et dont la critique est parfaitement légitime. Mais, on l’a vu, les tabloïds ne s’embarrassent pas ici de nuance, dénonçant spasmodiquement la longueur et la complexité des textes européens. Ainsi, dans une colonne pour le Daily Mail en mars 2016, Rachel Johnson (sœur de Boris Johnson) manifeste sa compréhension envers la rhétorique anti-régulatrice des pro-Brexit : « Dès que je me suis déclarée pour le Remain la semaine dernière, j’ai commencé à dévier comme un chariot de supermarché tordu vers le Brexit et à trouver les arguments des Leavers étrangement convaincants. Prenez cet exemple. Le « Notre Père » a 66 mots. Les Dix commandements : 79 mots. Le discours de Gettysburg : 272 mots. Les règles européennes sur la vente du chou ? 26911 mots »[1]. Le Guardian pointera en réponse que le règlement européen consacré à la vente des choux compte en fait environ 1800 mots[2].
Verbeuses, opaques, les lois européennes sont également selon les tabloïds complètement abstraites du monde réel, d’où l’usage généreux d’un vocabulaire de la folie (crazy, crackpot, madness, « daft directive »[3], « another blatant example of Europe gone mad »[4], « EU’s latest bloomer »[5], « Euro-lunacy »[6]…). Il est intéressant à cet égard que les euromythes les plus récurrents soient liés à la nourriture, tels ces rumeurs à répétition sur l’encadrement de la courbure des bananes, des concombres ou encore des tiges de rhubarbe, qui permettent de souligner l’inanité de réglementer l’ordre de la nature lui-même… Cette tactique peut être illustré par un article paru le 20 août 2010 dans le Telegraph, consacré à une supposée ingérence de « Bruxelles » dans la confection des Cornish pasties, spécialité gastronomique de Cornouailles : « Ils se sont déjà prononcés solennellement sur la courbure acceptable pour les concombres. Les tristement célèbres bureaucrates de Bruxelles ont produit un autre jugement absurde sur la nature de la nourriture, décidant qu’un rutabaga peut être appelé un navet s’il entre dans la composition d’un Cornish pasty »[7]. L’origine de la rumeur semble avoir été ici non une initiative de la Commission mais le dépôt d’une demande d’établissement d’une appellation d’origine contrôlée par une association de producteurs, la Cornish Pasty Association[8].
Il faut toutefois noter que les tabloïds de droite utilisent souvent un registre similaire pour critiquer les réglementations nationales. Les attaques sur les directives européennes apparaissent sous cet angle comme un transposition sous stéroïdes de l’anti-étatisme traditionnel du conservatisme britannique, spontanément hostile à la paperasserie administrative (« red tape »), aux dépenses publiques et à la bureaucratie.
Cette pathologisation de l’action de l’EU permet par contraste de dresser une image raisonnable et rassurante du Royaume-Uni. Les critiques portées contre les directives européennes, souvent sous forme de citations de citoyens, experts ou acteurs économiques britanniques, le sont sur le ton de l’évidence. Le lecteur interpelé ne peut qu’acquiescer : bien sûr, chercher à redresser les bananes par décret est absurde ! Les euromythes intégrent là un autre cliché de l’idéologie conservatrice, celui de la valorisation du sens commun populaire contre les illusions des élites. Mais désignant plus particulièrement les élites européennes, ce discours prend une tonalité plus nationaliste : il s’agit d’un affrontement entre le bon sens britannique et les prétentions d’une entité étrangère. C’est ce que Imre Henkel, auteur d’une étude sur les euromythes, appelle « the myth of of British superiority and European silliness”[9]...
Imperialisme européen, fierté britannique
La perception de la hiérarchie entre institutions britannique et européennes qui transparaît dans tous les articles publiés avant le Brexit est également surprenante. L’Union y apparaît comme une puissance impérialiste, et l’Angleterre comme une nation sous protectorat, humiliée mais impatiente de se rebeller. Les tabloïds ignorent ou occultent le fait que le Royaume-Uni, une des trois grandes puissances de l’Union, était l’un des Etats-membres les mieux à même d’influencer la législation européenne, et que, par surcroît, il est rare qu’une directive soit adoptée sans recueillir un consensus entre toutes les parties prenantes...
Ce langage victimaire peut être illustré par un article du Telegraph du 20 août 2001, intitulé « Queen obeys Europe and adopts metric rule »[10]. Reprenant le mythe déjà ancien de la volonté de l’Union de supprimer les mesures impériales britanniques, son auteur assure que la scierie de Sandrigham, propriété de la Reine, aurait été intimée d’arrêter sous peine d’amende de vendre son bois en pieds et en pouces, au profit du mètre. Il est vrai que la Commission a longtemps poussé les entreprises britanniques à généraliser l’emploi du système métrique pour faciliter le commerce avec le continent, un mouvement d’ailleurs initié et encouragé par les autorités du pays dès avant son adhésion à l’Union. Toutefois, interpréter ceci en un signe de déchéance nationale (la reine, incarnation de l’Etat, se serait symboliquement soumise à l’Europe) est quelque peu outré.
Les tabloïds multiplient ainsi les récits peignant les efforts européens pour brider l’indépendance du pays et abaisser sa fierté. On trouvera ainsi parmi les lieux communs eurosceptiques la supposée obligation pour les bâtiments public anglais d’arborer les couleurs européennes, comme l’illustre un article du Daily Express du 8 juillet 2011 intitulé « University fined £56,000 for not flying EU’s flag »[11]. L’affirmation, démentie immédiatement par l’Université de Northampton, est sous-tendue par la même représentation d’une Europe déterminée à substituer son autorité à la souveraineté britannique. Le même journal ira jusqu’au bout de la logique en mai 2012 avec une première page dramatique : « EU plot to scrap Britain » ! Le sous-titre a des accents encore plus sinistres : « Nous pouvons révéler que des Eurocrates influents conspirent secrètent en vue de créer un président de l’UE surpuissant et réaliser leur rêve d’abolir la Grande-Bretagne »[12]. En dépit de cette amorce digne d’un film d’espionnage, le contenu de l’article correspondant est bénin : un groupe de ministres des Etats-membres (caractérisé comme « le suspect ‘Groupe de Berlin’, composé de politiciens Europhiles ») aurait lancé une réflexion en vue d’une fusion entre les fonctions de président du Conseil européen et de président de la Commission. La perspective est pourtant décrite comme cataclysmique : selon l’Express, « le plan pourrait créer un équivalent moderne de l’Empereur européen envisagé par Napoléon Bonaparte ou un retour au Saint-Empire de Charlemagne qui dominait l’Europe dans les âges sombres », et ce sans que David Cameron (alors premier ministre) ne semble se mobiliser pour mettre fin au « complot ». Une seule solution : quitter l’Union au plus vite ! L’article n’explique toutefois pas en quoi une telle réforme aurait pu concrètement mener à la destruction du pays, et ne relève pas non plus que le Royaume-Uni, comme tout Etat-membre, dispose d’un droit de véto sur les réformes des traités fondamentaux de l’Union.
L’article illustre une autre tendance des tabloïds conservateurs, celle à considérer l’UE comme une institution opaque et homogène. Le nom d’un Commissaire est mentionné de temps à autres, mais le plus souvent les termes « Europe » ou « eurocrates » sont utilisés de manière indiscriminée, de sorte que l’on ne sait guère qui fait vraiment l’objet une critique : s’agit-il d’une proposition de la Commission, de la position d’un groupe parlementaire, de l’annonce du gouvernement d’un autre Etat-membre, d’un simple comité d’experts associé à l’Union ? Cela permet d’alimenter indéfiniment le mécanisme d’indignation, sans que soit jaugée objectivement la possibilité que tel ou tel projet soit effectivement mené à terme. Une entité secrète et malfaisante, employant tous les moyens pour assujettir le Royaume-Uni et ses citoyens ? Même si la notion est aujourd’hui galvaudée, on n’est pas loin du conspirationnisme…
Cosmopolitisme européen, tradition britannique
Conjointement à l’indépendance du pays, ce sont ses traditions et son style de vie qui sont décrits comme menacées. Les mesures impériales, le kilt, la cornemuse, le Fish and Chips, le Cornish pasty, mais aussi le jeu de fléchettes, les sapins ou encore les corgis (race des chiens de la reine Elisabeth) seraient tous, d’une façon ou d’une autre, dans le viseur de la Commission. Plus encore que l’autonomie juridique du pays, c’est l’Englishness qui serait menacée de dissolution dans un ensemble cosmopolite. Ce thème peut se développer à partir des controverses les plus insignifiantes. Parmi d’innombrables exemples possibles, celui d’un article du Daily Mirror du 3 mai 1994 consacré à la supposée volonté de l’UE d’interdire les cartes postales grivoises vendues dans les stations balnéaires anglaises. Sous le titre « Sauce! EC set to ban seaside postcards », on peut y lire cet avertissement : « Les sentinelles du sexe de Bruxelles tentent d'éradiquer une des joies traditionnelles du bord de mer britannique : la carte postale coquine »[13]. Le texte dresse le portrait d’eurocrates sous influence féministe, décidés à mettre fin sous prétexte de sexisme à une coutume censément chère à tous les vacanciers britanniques.
Cet exemple met en évidence une autre affinité entre euromythes et pensée conservatrice : la crainte d’une pollution de l’esprit britannique par les revendications féministes et multiculturalistes. L’UE s’affirme aujourd’hui comme championne de l’égalité homme/femme, ce qui a alimenté de longue date les spéculations quant à l’étendue de son engagement dans les questions de genre ; on peut penser ainsi au rejet du Traité de Nice par les électeurs irlandais en octobre 2002, suite à une campagne référendaire irriguée notamment par la crainte d’une légalisation de l’avortement par l’Union[14]. De nombreux euromythes s’alarment similairement de ce que l’on appellerait aujourd’hui la « wokeness » européenne. Ainsi, un titre du Daily Mail du 7 novembre 2012 attribue à l’Union un nouvel ennemi inattendu, la série de livres pour enfants « Le Club des cinq » : “Now Brussels takes aim at the Famous Five! Books portraying 'traditional' families could be barred”[15]. L’objet de l’ire de l’auteur de l’article est un rapport de la Commission des droits de la femme et de l'égalité des genres du Parlement européen, qui souligne que les stéréotypes de genre dans les matériaux scolaires perpétuent l’image du père de famille comme pourvoyeur (breadwinner) et nuisent aux perspectives de carrière à long terme des femmes. L’auteur de l’article n’explique pas pourquoi il en vient à en prédire la censure des livres du Club des cinq en particulier, mais il se livre à une défense en règle de la famille traditionnelle selon une rhétorique familière : dénonciation du « social engineering » et de la « political correctness », défense du statu quo au nom du bon sens, répudiation du réformisme social au nom de la réalité observable : « Le fait est que la plupart des femmes prennent les rôles de garde et de soin, et que la plupart des hommes préfèrent aller travailler. Les stéréotypes sont tels parce qu'ils reflètent une situation majoritaire ». Ce n’est que dans les dernières lignes du texte qu’est citée la réaction d’un fonctionnaire européen rappelant que, d’une part, il ne s’agit que de la position d’une commission parlementaire, et que, d’autre part, l’Union n’a aucune compétence en matière de programmes scolaires...
Evidemment, les tabloïds trouveront également moyen d’associer la peur de l’Islam à l’intégration européenne, avec par exemple ce titre du Daily Mail du 27 avril 2009 : « EU judges want Sharia law applied in British courts »[16], qui s’appuie sur un projet de règlement européen préconisant que les tribunaux de la famille des Etats-membres instruisent les affaires en utilisant les lois du pays avec lequel le couple concerné a des liens étroits. Le texte visait explicitement le cas des nombreux couples de ressortissants de l’Union vivant dans un autre Etat-membre, ce qui n’empêche pas le Mail de conclure par un double sophisme que les juridictions britanniques seraient amenées à appliquer les lois saoudiennes, ce qui serait synonyme d’instauration de la Sharia dans le pays.
Mais pourquoi ne pas aller plus loin et mêler en un seul euromythe racisme et antiféminisme ? Le Daily Express annonce ainsi en septembre 2013, sans peur du sensationnalisme : « Euro politicians have put forward crackpot plans to force Britain to give gypsy women seats in the House of Commons »[17]. Il s’agit, à nouveau, d’un simple rapport du Parlement européen déplorant le manque de représentation des romanis, particulièrement les femmes, dans des pays où ils constituent une minorité importante, comme la Roumanie et la Hongrie. La possibilité de mettre en place de tels quotas n'était en rien invoquée, ne serait-ce que parce l’Union n’a évidemment pas juridiction sur le système électoral des Etats-membres. L’article n’en cite pas moins complaisamment un député européen UKIP, Gerard Batten, qui qualifie le rapport de « cache au trésor d’absurdités politiquement correctes », et en prédit des conséquences désastreuses parmi lesquelles, évidemment, un accroissement de l’immigration au Royaume-Uni.
Il est difficile d’imaginer que quiconque ait pu accorder un crédit à de telles histoires, mais, comme je l’écrivais dans le post précédent sur les euromythes, le succès de ces derniers ne tient pas à leur exactitude factuelle : ils sont « crus » ou pris au sérieux parce qu’ils s’inscrivent dans un système de valeurs et de représentations que partagent déjà les lecteurs et les journalistes. C’est pourquoi Boris Johnson a pu avouer sans gêne que ses articles sur les questions européennes étaient de l’affabulation. Ils décrivent en effet ce que ses lecteurs considéraient comme le visage véritable de l’Europe : de leur point de vue, les eurocrates n’ont peut-être pas essayé de faire appliquer la Sharia ou de réguler la longueur des préservatifs, mais « c’est bien le genre de choses qu’ils pourraient faire »… Inversement, on ne peut que se demander si la confrontation quotidienne à ce type de rumeurs n’a pas contribué de manière majeure à la radicalisation et à la division de l’opinion publique anglaise dans la campagne référendaire ; il n’est tout cas pas possible de l’écarter après la victoire du camp du Leave.
Le texte de cet article est disponible en version PDF ici.
[1] https://www.dailymail.co.uk/columnists/article-3478701/RACHEL-JOHNSON-advice-trendy-moon-cycle-sisters-bike.html#ixzz43jOBjOUn [2] https://www.theguardian.com/politics/2016/jun/23/10-best-euro-myths-from-custard-creams-to-condoms [3] "Hands off our barmaids’ boobs" (The Sun, 4 August 2005) [4] Id. [5] Daily Mail, 14 septembre 2013, https://www.dailymail.co.uk/news/article-2420839/European-Commission-bid-ban-gardeners-buying-British-plants.html [6] Sunday Telegraph, 20 décembre 1992. [7] https://www.telegraph.co.uk/foodanddrink/foodanddrinknews/7954303/Turnip-or-swede-Brussels-rules-on-ingredients-of-Cornish-pasty.html [8] http://tabloid-watch.blogspot.com/2010/08/making-meal-of-cornish-pasty.html [9] Imre Henkel, Destructive Storytelling. Disinformation and the Eurosceptic Myth that Shaped Brexit, Palgrave McMillan, 2021, p. 69. [10] https://www.telegraph.co.uk/news/uknews/1337979/Queen-obeys-Europe-and-adopts-metric-rule.html [11] https://www.express.co.uk/news/uk/257423/University-fined-56-000-for-not-flying-EU-s-flag [12] https://www.express.co.uk/news/uk/318045/EU-plot-to-scrap-Britain [13] Le terme exact employé par l’article est « sex watchdog ». [14] https://www.robert-schuman.eu/en/eem/0066-referendum-on-the-nice-treaty-in-ireland-19th-october-2002. [15] https://www.dailymail.co.uk/news/article-2229022/Now-Brussels-takes-aim-Famous-Five-Books-portraying-traditional-families-barred.html [16] https://www.dailymail.co.uk/news/article-1173779/EU-judges-want-Sharia-law-applied-British-courts.html [17] https://www.express.co.uk/news/uk/433264/EXCLUSIVE-Now-EU-crackpots-demand-gypsy-MPs
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